Il suffit de sortir, et notamment dans les rues de grandes capitales ou l’humanité circule sous toutes ses formes, pour pouvoir partout faire face à “l’inconnu”, à ce qui pourrait donc enrichir nos vies de nouvelles connaissances, découvertes qui pourraient même, pourquoi pas tant que nous n’en savons rien, changer le cours de nos vies.
Mais encore faut-il considérer cet inconnu, l’interroger au moins du regard, pour s’en rendre compte.
Or, dans les sociétés modernes, la tendance est à vouloir s’en défendre, à nier l’évidence pour affirmer son exception individuelle.
La norme invite à détourner le regard et, comme en contrepartie, puisqu’il est humain – et animal – plus fort que soi de regarder, à ne pas perdre de vue ce qui ferait ce que nous sommes. Elle réduit notre champ de vision et notre existence à la place que nous occuperions dans la “société”. Elle nous porte à nous en contenter, à ne plus considérer “nos prochains”, mais seulement “nos proches”, c’est-à-dire, au mieux, ceux avec qui nous acceptons de nous enfermer, sinon ceux qui se trouvent enfermés avec nous par une force des choses telle que le travail ou la misère.
Comment en sommes nous arrivés là ? Même si l’on part du postulat philosophique, aussi discutable que son contraire, voulant que l’homme soit fondamentalement mauvais et qu’il faille donc le protéger de l’autre comme de lui-même, de sa part sauvage ou animale, si l’on veut pouvoir envisager la moindre “société”, nous voyons vite que les règles et les lois “protectrices” mises en place au nom du postulat laissent plonger — ou plongent ? — une majorité toujours plus grande dans une insécurité croissante, bien réelle celle-ci, ne procédant pas d’un principe, non fantasmée, une insécurité sociale, physique et psychologique, qui réduit la plupart à tenter de survivre dans un monde interdisant tout horizon, dans un monde barricadé, limité par une minorité qui ne veut rien avoir à faire avec la misère et qui dresse partout des murs pour s’en protéger.
Comment, dans ces conditions on ne peut plus réelles, vitales, pouvoir imaginer qu’un tel repli sur soi puisse être suffisamment assumé voire accepté ?
Comment prétendre le croire quand tout semble indiquer le contraire. La multiplication des projets d’illusions — que l’on voudrait faire prendre pour leur contraire, pour d’autres “réalités” —, notamment de ceux de la “réalité virtuelle”, trahit l’attente humaine à laquelle ils seraient censés répondre : trouver une place de choix, s’autoriser à interagir en tous points avec l’inconnu, à en faire la connaissance et à en jouir, autant que possible, parfois même sans limite, sans la moindre régulation prévue.
Nous donner à voir d’autres qui entrent en contact à notre place, jusqu’à se déchirer, est une constante. Après les jeux du cirque, ceux du stade et jusqu’à la télé-réalité, favoriser notre existence par procuration ne date pas d’hier. Pour être maintenu, l’équilibre permis par le refoulement nécessite une ouverture au défoulement ou, au moins, à son illusion.
Les réseaux sociaux ont apporté une nouvelle arène à ce défoulement, d’une toute autre dimension : chacun peut, comme il l’entend, y passer à l’acte de manière directe et non plus par procuration.
À voir la violence verbale et gratuite qu’on peut y rencontrer, ajouter le geste à la parole, comme entendent le faire les “métavers”, conduit à envisager le pire.
Plutôt que de jouer aux apprentis sorciers, plutôt que de nous inventer des exutoires à tout prix, sans même en connaître ni pouvoir, probablement, en maîtriser les effets, ceux qui ont encore un peu le pouvoir de façonner la société devraient se demander pourquoi il faudrait en inventer. Ils comprendraient vite, s’ils étaient sincères, qu’ils sont responsables du besoin de déchaînement dont il prétendraient devoir nous protéger, qu’ils l’entretiennent, qu’ils poussent l’homme à bout, hors de lui-même, au prétexte voulant que ce soit “pour son bien”, sophisme si évident lorsque l’on observe que la toujours plus grande majorité vit aussi toujours plus mal.
Au lieu d’entretenir des chimères, ils devraient redessiner notre société, la refonder afin que la réalité à laquelle elle participe y devienne plus humaine, afin qu’il fasse bon y vivre, ce qui serait la première preuve concrète qu’ils agissent pour notre bien ; afin qu’il redevienne naturel de la regarder en face ; afin que le danger que représenterait l’humain n’y soit plus considéré ni traité comme la norme mais comme l’exception.
Je voudrais tant remercier l’évidence de pouvoir côtoyer, rencontrer l’inconnu chaque jour, ne serait-ce que du regard : ce qui fait l’humanité et qui nous entoure, c’est-à-dire l’homme, ses œuvres, la nature et les interactions infinies qui donnent une autre dimension à cette ensemble, celles de la vie, si rares indices de notre liberté.
Il n’y a rien à remercier en somme. Tout est là, comme offert. Mais nous sommes toujours trop petits, trop limités par nos sens ou encore trop lents et d’une intelligence insuffisante pour prétendre saisir pleinement cette offre foisonnante et agitée de combinaisons de mouvements, permanents et en apparence imprévisibles, qui auraient pu inspirer la physique quantique.
Représenter cette réalité, qui est à la fois omniprésente et qui nous échappe en même temps par définition, c’est commencer par admettre pleinement ce qui la caractérise : que nos sens sont impuissants à l’embrasser ; que sa représentation ne peut commencer sans cette affirmation préalable.
Choisir la photographie comme medium devient alors justifié : plus limitée encore, plus radicale et systématique, dans sa perception, que la vision humaine, son choix dit bien que la plus “juste” représentation de la réalité ne peut être liée à un niveau d’acuité des sens absolu, au contraire.
La photographie fige aussi le mouvement et n’a pas, de par cette nature, vocation à représenter tout ce qui nous échappe constamment et qui caractérise la vie. Elle peut en donner un indice, parvenir à arrêter un mouvement parmi tant d’autres et assurer qu’elle n’arrête qu’un mouvement, laissant entendre ce qui est vrai : qu’il y en a partout d’autres.
Ainsi la photographie est-elle prédisposée à représenter la réalité par défaut, à en montrer un échantillon on ne peut plus brut, qui laissera souvent concevoir, en dehors de l’image, la réalité dans toute la globalité qui la caractérise. En montrant ce qu’elle peut, pas grand chose, elle dit bien ce qu’elle ne peut pas montrer.
À l’heure du numérique, la tentation d’utiliser des procédés informatiques en photo a pu être forte sauf à considérer qu’ils introduiraient un artifice éloignant de ce qui pouvait être une représentation du “réel”.
Mon choix a été d’intervenir le moins possible sur l’image captée, en ne procédant qu’à des ajustements très élémentaires, en redressant ou en recadrant.
Pour espérer atteindre cet idéal de représentation encore fallait-il être en mesure de ne pas troubler son sujet, apprendre à réagir au plus vite, à s’absenter tant et si bien qu’il pourra même sembler, au final, en observant attentivement un tirage, qu’aucun photographe n’était potentiellement derrière l’appareil photo à l’instant de la prise de vue.
Le sujet doit être respecté : il doit être l’image elle-même et non passer pour l’objet – ne pas être visiblement au service – d’une quelconque intention du photographe ni procéder d’une interaction avec son existence physique.
Certaines images échappent bien sûr à cette règle : le photographe peut être remarqué avant d’avoir pu déclencher. Ces photos sont toujours à la limite du moment de la rencontre, d’une interaction avec le sujet et chacun pourra se demander la nature des relations qui ont pu succédé à ces instants. Là le réel, ce qui participe de la vie de tous les jours, s’exprime aussi par défaut, se prolonge en dehors de l’image comme dans les photos où l’humain ne semble pas avoir sa place.
Dans ces dernières, dites “minimales” ou “abstraites”, il est presque toujours question de “montrer” ce qui est en dehors du cadre, ceci en invitant à mettre en question son contenu. C’est le photographe qui prend la place de l’humain, de tout un chacun présent dans les autres séries, et c’est la réalité d’un monde morcelé qui s’impose : celui qui nous englobe et que nous ne pouvons saisir pleinement, celui dont nos sens ne nous permettent que d’apprécier des bribes. Plus élémentaire encore que nos sens, le capteur donne une traduction radicale, exemplaire de cette globalité insaisissable, hors champ, à laquelle il renvoie par défaut.
Nous sommes aux antipodes de ce que la merveilleuse Invention de Morel serait censée permettre, dans ce qui se rapproche d’une réalité authentique, c’est-à-dire qui ne saurait être traduite par aucun hyperréalisme.
Dans une époque où la règle porte surtout à regarder son nombril, la question du “style” se pose plus que jamais pour l’artiste. En effet, lorsqu’affirmer son caractère exceptionnel devient plus fondamental que de s’ouvrir aux autres, l’artiste aussi voudra “avoir un style” qui n’appartiendrait qu’à lui. Le “style” n’est donc plus un a posteriori déterminé par les recherches d’historiens de l’art ou de critiques, il ne résulte plus de l’évolution d’un travail avec les hasards et les intuitions qui auraient pu la produire. Il est avant, par principe, avant même l’œuvre produite, et l’œuvre n’étant plus qu’un prétexte à l’affirmation du style. Ainsi le travail de “recherche” de cet “artiste” porte-il sur la mise en valeur de sa propre image et sur rien d’autre.
Du succès des filtres appliqués aux photographies sur les réseaux sociaux à l’art de faire parler d’eux qu’ont les “artistes contemporains” du top ten, les illustrations de cette pauvre déviation du sens ne manquent pas.
On m’a souvent demandé de définir mon style et j’ai toujours répondu qu’il était de viser à ne pas en avoir, parce que la réalité n’en a pas.
Bruno Lapeyre.
Paris, le 11 janvier 2023.
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